Nicole Dorey, devenue Nicole Dorey-Marcelé, a été ma compagne pendant de nombreuses années. Elle est décédée le 14 février 2022, jour de la St Valentin, au centre de Chantepie à Rennes, après avoir été hospitalisée aux urgences au CHU de Pontchaillou le 7 février, pour un problème jugé mineur et qui n’aurait pas dû la retenir plus de deux ou trois jours.
C’est délibérément que j’ai écrit « ma compagne », plutôt que « ma femme », terme qui renvoie au statut marital. Nous nous étions mariés alors que nous vivions ensemble depuis plusieurs années. De fait, le mariage n’avait jamais été pour nous qu’une formalité administrative qui, compte tenu de la juridiction en cours, nous assurait un certain nombre de commodités. Il ne pouvait pas être autre chose. Nous n’y avons jamais vu qu’une institution réactionnaire et obsolète, fondée, dans son principe, sur un sacrement religieux, que sa laïcisation n’a pu, quoi qu’on en dise, laver de sa tare originelle. Ainsi, mariage ou pas mariage, Nicole a été la compagne de ma vie, celle qui m’a sans cesse accompagné. Elle a toujours été présente quand j’avais besoin d’elle et j’ai essayé de lui rendre la pareille quand elle a eu besoin de moi. Pourtant, je n’ai pas su m’opposer, le lundi 7 février 2022, à une hospitalisation qu’elle ne pouvait supporter. Ce fut là une erreur que je regretterai toute ma vie.
Nous étions, l’un et l’autre, des militants trotskistes. C’est dans le cadre de notre engagement que nous nous sommes connus. L’engagement de Nicole était total et elle faisait preuve d’un courage exceptionnel. Elle, qui avait toujours été très émotive, n’hésitait pas à prendre la parole devant des assemblées, quelques fois hostiles. Je l’ai souvent vue tendue, angoissée, mais jamais hésitante. Il était difficile de ne pas admirer sa détermination à défendre ses convictions. Et il était difficile aussi de ne pas l’aimer car elle était d’une extrême générosité. Même ses adversaires - du moins, les plus honnêtes - lui rendaient hommage.
Nous nous sommes connus à Paris. J’avais 30 ans. Elle en avait 40, mais n’en paraissait guère plus de 35 au maximum. C’était une petite « souris » pleine de vivacité. C’était ce que beaucoup disaient d’elle affectueusement. J’étais un jeune dessinateur de bande dessinée qui débutait, soutenu par Georges Wolinski et par Mandryka, qui me publiaient respectivement dans « Charlie Mensuel » et dans « L’écho des Savanes ». Et comme ça ne m’assurait pas encore des revenus suffisants, j’étais MA (Maitre auxiliaire) dans des collèges et des lycées de la région parisienne puis de Paris. Nicole, elle, était professeur agrégé en histoire et géographie. Elle enseignait dans un grand lycée parisien. Comme je commençais à publier régulièrement, notamment dans « Pilote », j’ai progressivement abandonné l’enseignement. Nicole, elle, est restée le professeur qu’elle avait toujours été jusqu’à sa retraite anticipée pour cause de dépression grave. Ainsi que je l’ai dit, Nicole avait toujours été très émotive et sujette à des états dépressifs.
Ce qui nous liait, Nicole et moi, ce n’était pas seulement notre engagement commun et un accord sur les principes essentiels. C’était aussi des centres d’intérêts portant sur la littérature et sur les Arts Plastiques, plus particulièrement sur les Arts de l’image, la « peinture » (au sens ordinaire donné à ce concept) et le cinéma. Bizarrement, Nicole ne s’est jamais intéressée à la bande dessinée que je pratiquais pourtant, tous les jours, devant elle. Sans doute faut-il y voir la survivance d’une éducation embourbée dans ses préjugés qui rejetterait ce médium comme mineur, voire débile. Quoi qu’il en soit, et bien qu’elle ait été très loin de partager ce rejet, elle n’est jamais parvenue à s’y intéresser réellement. Elle lisait mes albums mais elle se croyait incapable de les commenter.
Par contre, sur le cinéma et sur la peinture, elle était insatiable. Nous passâmes nos premières vacances en Italie. Nicole, chaque jour, établissait le programme des visites à l’aide du « Guide Bleu ». Ce programme commençait à 9 heures du matin et se terminait souvent vers les 11 heures du soir, car elle repérait tous les nocturnes des musées et des expositions. À la fin de la journée, nous nous trainions incapables de voir et de comprendre le moindre dessin, mais Nicole était toujours aussi acharnée.
Sa passion pour le cinéma était aussi intense. Dans ce domaine, ses options artistiques étaient proches des miennes. Tout comme moi, elle portait aux nues John Ford, Hawks, Antony Mann, Visconti, Fellini, Kurosawa, Renoir, etc. Elle aimait les comédies musicales américaines des années 50, les westerns, les films noirs… Cela ne l’empêchait pas de se tenir au courant des dernières sorties et, tant qu’elle l’a pu, elle épluchait les programmes de cinéma et passait souvent ses après-midis dans des salles, en ville.
Nicole n’était pas une théoricienne. Elle n’a jamais eu de goût pour des approches théoriques, et encore moins philosophiques. Son intérêt pour la peinture, le cinéma, le roman, était essentiellement affectif. Elle aimait ou n’aimait pas, sans éprouver le besoin d’argumenter ce qu’elle ressentait. Cela n’empêchait pas qu’elle ait été une des personnes parmi les plus cultivées qu’il m’ait été donné de connaitre.
Ses problèmes de santé - si l’on met de côté deux dépressions - ont commencé un an après notre arrivée à Rennes où nous nous étions installés suite à mon recrutement par l’Université de Rennes 2, dans le département d’Arts Plastiques. C’est Nicole qui s’occupa de notre installation et trouva l’appartement que j’occupe encore à présent et qui se trouve bien vide. Elle fit un infarctus à l’automne de la seconde année de notre vie Rennaise, alors que venions à peine de prendre possession de l’appartement. Elle se remit assez bien de cet infarctus mais il fut suivi, plus tard, par des AVC et par la formation de caillots dans les artères de ses jambes.
Sans être exactement sportive, Nicole n’était pas sédentaire. Nous faisions régulièrement des randonnées, parfois assez longues. Sa meilleure performance fut une marche de 40 km, sur des chemins de douaniers, dans la région de Concarneau où nous étions en vacances. D’une façon générale, elle avait une bonne hygiène de vie. Mais elle n’en a pas moins été rattrapée par des problèmes cardio-vasculaires qui avaient une origine héréditaire. Les manifestations inquiétantes se sont accumulées. Et, il faut le dire, elles ont été souvent aggravées, par une non écoute médicale pouvant aller jusqu’à l’erreur médicale caractérisée, auxquels il faut encore ajouter l’état catastrophique du service public de santé mis à mal par les réformes poussant à sa privatisation et à la suppression des moyens matériels (lits, imageries médicales, etc.). C’est ainsi que l’IRM, demandé par les médecins immédiatement après son entrée aux urgences, le 14 février, qu’elle aurait dû avoir le lendemain ou le surlendemain au plus tard, a été renvoyé au mercredi de la semaine suivante (soit dix jours plus tard) par l’administration de l’hôpital sous prétexte qu’il n’y avait pas de place plus tôt. Nicole n’a jamais eu cet IRM. Elle est décédée deux jours avant, sans avoir été soignée. Elle avait juste été laissée en attente comme un colis que l’on pose quelque part, en attente d’envoi.
Les deux derniers AVC de Nicole, presque deux ans plus tôt, furent la conséquence d’une erreur médicale évidente qui aurait pu être évitée par un minimum d’écoute. Malgré ma colère, je ne veux pas développer ce point. Je préfère m’en tenir à l’hommage de la femme que j’ai le plus aimée au monde et essayer de garder d’elle le meilleur souvenir possible. Après son ultime AVC, elle était revenue à la maison et a vécu près de deux ans avec moi. Elle n’était plus capable de lire un roman et de bien comprendre un film, elle qui était une grande lectrice et une cinéphile avertie. Cependant, l’intensité affective qui nous unissait était restée intacte. Et cela suffisait pour nous rendre heureux.
Maintenant, Nicole n’existe plus. Et à moi, il ne me reste que le désarroi le plus total pour le reste de ma vie.